L. Bigòrra —————————————- Totot El Toto —————– Écriture et Traitrise
Deuil
Categories: prose

Il m’a laissé sur le carreau, face à notre histoire, seul maître du deuil. Je ne pouvais plus soutenir
son regard sans ressentir une haine molle et collante, une haine qui accompagne le vieillissement.
Étions-nous trop vieux pour être amis ? Notre volonté commune de conserver un souvenir
organique de notre enfance, notre histoire comme un constant rappel de qui nous avions été, de
notre corps en construction, nos corps jeunes ensuite. Notre délabrement, nous en témoignions à
chaque rencontre, des rencontres qui se déroulaient dans une froideur et une violence qui
atteignaient des niveaux presque incompréhensibles et pourtant j’acceptais.
Se connaître depuis le commencement de la vie d’adulte.
Le cadre, une cour d’école d’un collège d’un quartier un peu bourgeois de bordeaux. Nous sommes
presque tous blancs, d’un niveau social plutôt uniforme. La petite bourgeoisie, les classes moyennes
commerçantes. Je vis dans la rue du collège. Comment me rappeler de ce bloc d’images, de
sensations et de souvenirs qui se constituent et s’agrègent autour de moi, de manière si proche que
mes yeux ont du mal à les distinguer, mon corps trop près de mes yeux. Sa tête trop près de ma
mémoire. Il faudra que j’arrache des bouts de nous pour qu’au bout de mes mains des formes se
détachent, prennent sens. M est d’une présence proche de l’histoire elle-même, une réminiscence
physique de ce qui ne devrait qu’appartenir aux mondes des souvenirs que l’on réécrit avec le temps,
qu’on change pour leur donner une tonalité plus acceptable, plus belle, mentir sur ce qui nous a
construit, de ces mensonges justificateurs indispensables pour espérer se sentir bien.
Nous nous tenons, il m’empêche d’imaginer une autre enfance, des ciments plus doux et moins
définitifs. Je lui rappelle sans cesse l’échec de sa vie. Je lui rappelle comment j’ai cru qu’il
changerait le monde. Je lui rappelle qu’il n’a rien fait.
Nous sommes réduits à s’accoler sur une île minuscule. Un mouvement de l’un de nous et nous
tomberons chacun d’un côté de l’océan. Demeurer dans la répétition ? De quelle promesse est faite
cette histoire ? De quelle force disposons-nous pour supporter de se voir mourir, nos corps devenus
décadents, nos idéologies corrompues ?
En partant de Lyon, ce matin, je décide de rompre avec M sans vouloir oublier notre histoire. Une
histoire de plus de vingt, une histoire que j’assimile aisément à une histoire d’amour. Par son drame
et sa passion. Par ses tortures et ses dégagements. Par sa capacité à supporter l’abus. Par sa peurde la fin et du vide qui accompagneraient cette disparition.
– Je lui dis n’as tu pas peur que nous ne soyons plus amis ? Il me répond que tout a une fin.- Je
souffre de son inflexibilité. Il ne voudra jamais souffrir pour moi. Il me déteste donc ? Pourtant
nous avons à nouveau prévu de se voir. Qu’il viendra me voir à Paris, chez moi, là où je vis. J’aurai
toujours peur qu’il entre dans mon monde, qu’il y amène avec lui la place où il voudrait que je
demeure. La place du soumis. La place du dévot. Lui mon Dieu. Je ne veux plus de dieu. Surtout
pas lui.
Au collège, j’entends parler de M. Je suis un enfant maladroit, gros mais sociable. Je me débrouille
correctement pour survivre parmi les autres collégiens. Je suis surtout efféminé ce qui m’exclut de
manière presque évidente de tout rapport normal, de camaraderie avec les autres garçons. Les filles
sont alors mes seules alliées véritables.
Why you feel the need to take me down ?
Son ascendance, sa place prépondérante, ses caprices. Je le vois de ma peau d’enfant qui déchire
l’enveloppe pour entrer dans le monde des idées, dans le monde des décisions. Les secrets. M les
connaît tous et il m’a choisi. Il m’a choisi. Il veut les partager avec moi. Je suis sauvé. Il m’a sauvé à
la minute où il est venu sonner chez moi pour m’inviter à une fête. Ma vie commença à ce doigt sur
la sonnette.
Je vois la vie à travers tes yeux.
Nos corps se touchent depuis si longtemps, comme des animaux sortis du même ventre, nos peaux
sont sensibles, nos peaux sont amies, nos peaux ne réalisent pas le contact. Il n’y a pas de
discordance quand nous nous taisons. Je pense à son genou contre le mien. Je pense à quel point je
connais ce genou contre le mien.
M ne me dit jamais ce qu’il pense de moi. Il sait me tenir comme ça. Avide de son aval, dominé par
mon besoin de le savoir juste un peu devant moi. De le suivre. Il me suffit d’apercevoir son profil de
trois quart, un bout de son oreille, l’ombre de son nez. D’être dans son sillon. Il ouvre la voie. M est
le chef, le visionnaire. La bande le suit avec évidence. Il me donne une place, une existence sociale.
Je la paie chère cette existence, ce territoire que la bande m’alloue. Souffre-douleur. J’apprends à
être celui qui ne se défend pas, celui dont le corps abdique face au conflit. Je préfère la ouate des
discussions privilégiées avec les filles. Ils l’envient tous, ces futurs-hommes, cette capacité à
dialoguer avec la fille, où plutôt avec le sexe féminin. Ils sont handicapés pour toujours, coincés
culturellement dans l’incompréhension de l’autre. Je suis un pont sur lequel on marche, on crache.,un monument dont on se souvient quand on regarde une carte postale.
M publie une photo de notre enfance sur Facebook. Je suis gras, laid et en posture humiliante, plié
en deux sur un vieux canapé, bras flasque, seins pointus. Il veut me rappeler à celui que j’étais. Il ne
veut pas que je change. Il ne veut pas que je me sois transformé. Personne de mes amis FB likent. Il
y a de la gène. De l’inconfort. À vouloir me ramener à mon état primitif, il refuse de m’accompagner
dans mon présent.
Il me fait poser la question « ai-je changé ? » ou encore « suis-je la même personne ? ».
Notre relation crée une ligne d’histoire entre nos différentes vies, des différentes époques et unifie
ce que la famille entretient habituellement. Mais dans la famille nous sommes tout autre. Nous
sommes des êtres partiels. Nous dissimulons ce que nous ne pouvons partager objectivement avec
nos géniteurs et nos aïeux. Cela fait parti du jeu.
M est ma famille avec ce regard entier. Cette famille qui nous déteste de s’être délesté de son
emprise et de son besoin de protection.
Souvent lorsqu’il évoque sa vie et ses visions, je pleure. Il me traverse de son esprit, je suis poreux
comme un désert. Il est devenu mon oxygène. Il est de ces moments de grâce où la vie prend son
sens dans la vie de l’autre. Cet abandon miraculeux. Je suis devenu à cet instant dépendant de M. Sa
vie suffisante alors à la mienne. Sa vie c’est ma vie. J’ai quinze ans.
Notre relation est clandestine. En public, il est le chef et me traite à la mesure de ma valeur sociale.
Il me traite mal. Il m’appelle « le gros ».
Plus de vingt ans ont passé et je suis mince. Très mince. Je vais au sport presque quotidiennement.
J’ai peur du corps gros. J’ai peur d’être gros. M m’appelle toujours « mon p’tit gros » et pourtant ce
nom ne correspond plus à rien sinon à l’idée que je reste celui-là. M m’ordonne les choses. Vingt ans
ont passé et mon réflexe est de me soumettre. Mon cerveau me dit d’obéir. Je résiste. Je ne résiste
pas proprement parce que l’ordre est injustifié mais l’injonction me jette dans cette figure de mon
passé. Ma mère parfois me dit « sois toi-même. Arrête de jouer ce personnage que tu n’es pas. Je
connais le vrai A ». Ces paroles dessinent des gouffres. Pour les siens, nous pouvons être une fausse
personne, jouer un rôle et eux savent. Ma mère, bien sûr, se pose en gardienne de l’identité réelle,
celle qu’elle aperçut lorsque que je quittais son ventre. Le premier regard. Une pensée que je ne
peux défier. M posa le premier regard sur moi. Il est devenu ce gardien de la seconde de mon
premier déploiement.
Je prend le métro à hôtel de ville à Lyon. Il n’est pas huit heures. La foule est dense et impartiale. Jen’ai pas dormi. Insomnie de l’abandon. Le tête qui tourne en boucle. Qui répète la même phrase.
Pourquoi me fait-il tant souffrir ? Il me déteste et pourtant. Et pourtant notre histoire nous
enveloppe. Et pourtant je dois le quitter. Quitter l’enfance. Devoir être fort pour lui faire face.
Confrontation. Ça a le goût de la guerre. Je suis toujours sur mes gardes. J’ai peur de ses poings.
J’ai peur de ses mots et de ses vérités. Il me connaît comme je le connaît. Nous ne pouvons nous
mentir et nous devons d’écouter l’autre car il possède le livre. La chronologie des événements. Le
faire disparaître et enterrer ma honte d’avoir été celui que je fus. Il me donne envie de voir un psy.
Un psy m’aiderait me dis-je à sortir de ce labyrinthe mental. Mes pensées ne s’engouffrent que dans
des impasses et je reprends les chemins déjà empruntés. Trop tard. Je repars en arrière et me
retrouve au même point. J’ai peur d’être celui qu’il me dit que je suis. M me reproche de mentir à
l’Histoire. De mentir à notre histoire. Mon visage est abîmé. Mon visage porte les stigmates de cette
nuit difficile. De larges rides parcourent mon front et mes yeux semblent avoir été enfoncées
violemment dans mon visage. Mes paupières sont fripées. Je croise mon reflet dans les vitrines et je
regarde le sol. Je ne veux croiser aucun regard. J’ai honte de ma vieillesse. J’ai honte de ne pas
avoir plus fort qu’eux tous. J’ai honte de M et de la distance que j’ai creusé entre nous toute la nuit
dans un dialogue auquel il reste sourd. Il n’y prête aucun intérêt. Il est ma vérité. Il me l’impose
comme ces gens qui cherchent à apercevoir mon visage étouffé sous ma capuche. Il est le témoin de
ma colère. Des brimades que j’ai vécu. Tête basse. Honte viscérale. Avoir été faible et pas s’être
défendu. Il m’a vu être lâche. Il m’a haï d’avoir été lâche. Un lâche reste un lâche.
Nous sommes arrivés à l’aéroport d’Ibiza. C’est la première fois que je prends l’avion seul. Comme
des adultes. Nous avons fumés pleins de cigarettes. Des Chesterfields. Je ne connais pas encore les
fortuna. De l’aéroport, on monte dans un taxi. On a pas encore seize ans et on fait des trucs de
grands. On se déplace sans que personne ne nous surveille. Changer de pays, se retrouver sur une
île, des îles. Au port, on attend le ferry pour Formentera. M m’a toujours présenté l’endroit comme
son paradis. Il m’a toujours parlé de cette endroit comme sa future tombe. Il veut me surprendre. Il
veut que je vive les choses comme il voudrait les vivre. Dans le nouveau port, M me bande les yeux
dans le taxi. Il veut que je découvre la beauté comme il aurait voulu lui-même la découvrir. Ne pas
voir. Prouver ma confiance. Attester de son pouvoir. Soumis. Je ne vois rien dans le taxi qui nous
emmène du port à la Cala Saona. Une petite maison blanche au bord d’une mer magique. Le théâtre
de sa magie. Son cœur. M le partage avec moi. Au bord de la falaise, il veut jouer. La mer est
sublime. Il veut jouer la violence. Pousser nos limites.
– je te met une claque, tu me mets un claque. Le premier qui veut arrêter perd.
– D’accord.J’ai déjà perdu car il ne voudrait jamais perdre. Il désire simplement me rappeler que je dois lui
obéir. Mon oreille rougit. J’ai mal. Je n’ose pas vraiment le frapper. J’ai peur qu’il frappe encore plus
fort. Je ne veux pas la battre. Je ne veux pas être plus. Plus que lui. Je dis stop. Il a les doigts un peu
écrasés à la dernière phalange. Des petites spatules qui se sont enfoncées dans mes joues grasses. Je
ne détecte aucune satisfaction. Une continuité seulement. Une situation validée et reconduite.
Ai-je pleuré ? Étais-je en colère ? Nous n’avions qu’à reprendre le chemin de la crique. La
méditerranée emporte ma douleur. Je conserve son regard sur moi. La force de sa main sur ma joue.
Que s’est-il passé déjà ? Celle qu’il aimait ne l’aimait pas.
M monte sur le toit. Je suis assis sur le petit canapé de la véranda. Je le pleure. Il se met en scène à
nouveau et je suis le seul à le pleurer. La terreur de la perdre. Lui ma vie. Elle s’appelle Hélène. Elle
est la petit fille d’un grand compositeur. Mystérieuse. Un dieu volant sur un toit branlant. La fête bat
son plein. La maison de M est notre repère, comme dans les livres, comme des cabanes dans les
arbres, comme des bunkers abandonnés. La centralité de M réside aussi dans cette cave qui est notre
foyer. On fume des clopes. On fume des joints. Personne dans sa famille ne s’y aventure. On prend
d’assaut sa maison dès le départ de ses parents. On part au centre Leclerc tout proche pour faire les
courses. Des chips. Du rosé. De la Jenlain. On remplit le caddy. La caissière ne lève qu’à peine les
yeux sur nos visages à peine pubères. Il faut vomir. C’est une règle implicite, boire jusqu’à ne plus
pouvoir. M m’a recruté, sans doute sans le consentement des autres de la bande, tous suspicieux de
ce petit gros qui parle comme une fille, un pédé c’est sûr. Lorsque je me suis retrouvé chez lui, pour
cette première fête, mes repères se sont bousculés parce que parmi de jeunes hommes, parce soumis
à l’ordre des hommes qui me traitent en sous-femme. Pas aussi utile qu’un garçon. Pas désirable
comme une fille. Une autre catégorie et je suis seul. Être au service de. Voilà ma place. Voilà la
place à laquelle je devais me résoudre. On m’aime bien comme ça. Souvent vers la fin de la soirée,
M veut prendre un bain. Boire dans un bain. Il partagea son bain avec son meilleur ami, un autre M.
Ils veulent du rosé que je sers dans des grands verres à pied. Je les porte adroitement, c’est ma
mission. Ils me remercient. Ils me disent que je suis fait pour servir et j’en suis fier. Servir pour
exister. Servir pour qu’on ne me jette pas. Je suis le seul à être gentil. Je suis le seul qui n’a pas de
réparti. Je ne sais pas vanner. Je trouve que ça ne sert à rien. Tout m’est violence et j’ai peur. Je
prend les coups et les insultes comme des vérités qui me dissimulent. Supporter cette place, c’est
réussir à ne pas laisser transparaître que je suis un pédé. Tous me le disent. Tout le temps. C’est la
seule chose contre laquelle je me défends. Je n’ai pas honte de vomir tout le rosé que j’ai bu à
outrance. Je vomis comme ils vomissent eux aussi. Un point commun finalement.Nous sommes les derniers survivants de cette époque. Il y a tous ces souvenirs lorsque nous nous
regardons mais nous restons muets. Nous ne les invoquons jamais.
Il est sur le toit. Il se prend pour un chat, Catman. Lorsque Hélène embrassé Teddy à la soirée de
Goulven, il fuit la maison. Il est parti si vite que j’ai du mal à le suivre dans les rues noires de la
nuit. Je ne peux pas dire s’il pleure mais il fuit le monde entier. Je suis le seul à ne pas vouloir
l’abandonner. Des cris. Des cris d’un chat humain. Des cris qui s’élevent depuis le dessous d’une
voiture. Il a roulé sous une voiture, comme un chat qui se cache. Comme un chat qui a peur. Il
hurle. Il gueule même. Sans retenue, sa souffrance, son désarroi et je craint pour sa vie. Je reste là.
À côté de la voiture. Glacé. Glacé par son animalité, glacé par sa folie. Je l’aime, aimanté, fasciné.
J’aime son amour pour cette fille. J’aime être le seul autour de lui. J’aime être le seul à savoir qui M
est vraiment.
« Pauvre petit radin étriqué dans ses vices bourgeois héréditaires, espérons que tu vives assez vieux
pour que l’argent de ta grand-mère t’étouffe »
L’ultime texto ? L’ultime échange ? Je ne sais que répondre « alléluia ». Nous ne pouvons que
nous détester peut-être. Je ne le trouve plus vraiment beau, plus vraiment brillant et chaque once de
ma personne que je lui découvre devient alors son terrain de jeu où il distille une petit ombre, la
pointe d’un couteau qui érafle ma peau superficielle, qui ouvre un peu la peau.
Une ligne rouge de sang.

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