L. Bigòrra —————————————- Totot El Toto —————– Écriture et Traitrise
Fusillade
Categories: prose

I

On se réveille et on entend des rafales, des cris, des rafales encore et des cris. Des cris de toutes sortes, des cris d’hommes, des cris de femmes, des portes qui claquent, des volets qui roulent, et qui cognent contre les arêtes des fenêtres. Y’a du silence entre les bruits inhabituels, des bruits de guerre, des bruits de peur, des bruits de télévision, de BFM TV, comme si la télévision s’était invitée dans les rues de Paris.

Je me réveille un peu plus, je me demande si ce vacarme ne sort pas de ma tête, d’un rêve déjà oublié et je me tourne vers lui et je le vois redressé, pâle, raide, le visage crispé d’une telle attention, d’une telle concentration que j’ai peur qu’il soit en train de mourir. Seulement il écoute. J’ai juste envie de refermer les yeux, de me rendormir et surtout de ne pas me confronter à ce qu’il semble se passer, la guerre juste en bas, à quelques pas de mon lit, de mes draps chauds. Mais que se passe-t-il ? Je devrais attraper mon téléphone, me connecter au monde, rassembler les informations, sans doute déjà présentes par millions sur mon appareil. Descendre et être témoin de quelque chose me paraît beaucoup trop archaïque et surtout dangereux, je n’ai pas envie de participer à quoi que ce soit – je suis beaucoup trop moderne je me chuchote un peu honteux quand même- Mais je résiste, fasciné par l’immobilité de mon ami, qui depuis de longues secondes ne bouge pas, ne cligne pas des yeux. Est-il effrayé ? Subjugué ? J’ n’ose pas le sortir de son état qui semble aussi le protéger. Je le regarde avec une affection nouvelle et prend un temps infini pour me souvenir de notre nuit. Une nuit où j’ai à peine dormi, ne pouvant m’arrêter de vouloir sentir sa peau contre la mienne, sa peau si tiède, si parfaite, comme celle que j’attendais depuis longtemps, mon corps s’était progressivement réchauffé d’une froideur ancestrale, surtout le dessous de ses cuisses m’avaient conquis, une substance soyeuse, organique, vivante, printanière qui bourgeonnait à mon contact, des sillons fertiles s’imprimaient sur ma peau sangsue qui s’était mise à fleurir, parcourue d’une osée délétère affectant mon corps d’une vie nouvelle, un arbre magnifié par la présence des autres arbres, de la mousse, des feuilles, des rayons lumineux qu’on regarde avec émerveillement, acceptant alors la magie normale, celle oubliée maintenant que les balles crissent ou croisent dans le boulevard en bas de chez moi.

*

Reprend-toi, replonge dans l’oubli, dans l’occultation, on a pas besoin de savoir, pas besoin d’écouter, on peut faire comme tout le monde, comme d’habitude quand ça se passe plus loin. Ne me force pas à vivre dans le flux, dans la masse, de me rouler dans le drame national, le drame républicain, je veux juste ton corps, ta douceur et surtout. Surtout ne pas assister au naufrage. Parce que tu le sais, le bateau prend l’eau depuis longtemps, on a fermé l’accès aux cales, c’est toi même qui me l’as dit, tu te souviens, c’est toi encore, y’a pas longtemps qui m’obligeais à cacher mon visage dans ton cou et abréger mes constats, toujours les mêmes sur le monde et tu m’disais, chut, chut et j’étouffais à moitié et ton odeur me faisait tout oublier.

Des cris encore, un braquage, un attentat, ou juste la guerre qui se déroule sur notre trottoir, parce qu’on a dormi trop longtemps, parce nos corps ont voyagé pendant des lustres, parce que le temps fait des caprices parfois, il se tord, se démonte et te déplace ailleurs sans y ajouter un seul indice, comme ces détonations qui carillonnent tout prés de ton ventre, elles vibrent les balles dans ton abdomen mais je veux pas qu’elles sortent de nos têtes.

J’hésite à mettre ma main à un endroit de son corps, incongru, le sortir de sa torpeur qui devient comme inquiétante, fixe et littérale. Et je marmonne un mot doux, un mot que je ne veux audible, il suspend le temps, mon temps à ne plus bouger du tout, je pense même qu’il ne respire plus et pourtant ça le rend si beau, si faux, à moi toujours dans ces draps qu’il gardera chaud. Et sa queue, j’oublie sa queue ! Est-elle immobile elle aussi ?

Y’a des événements qui justifieraient qu’on ne fasse plus l’amour, parce que ce serait indécent, par respect, le plaisir comme incompatible avec la réalité, le deuil, le recueillement dans la douleur et la contrition puisque de toute façon, on a tout raté non ? Les bruits, les cris sur le boulevard, ça veut tout dire non, parce qu’après le drame, faut pas oublier qu’il y a tout le reste, les analyses, les avis, parce que les avis sont importants et tout le monde a un avis important, les remises en cause, les excuses, les accusations, les débordements, les amalgames, les suspicions et puis les oublis, tout finit par disparaître dans le gros carton de l’histoire remisé dans le grenier. Tout ça perdra de l’importance, on se dira « ha oui, c’est vrai, tu te souviens ? » et on mangera une pâte de fruit.

*

Ne bouge pas, ne bouge surtout pas c’est terminé, juste ce moment de silence, parfait, un instant gracile, le temps reprend son souffle, l’histoire prend son cahier, les paupières se ferment, c’est le fameux moment de suspension, au cinéma ce serait un ralenti très très lent, mais là c’est pas une manette qu’on actionne, c’est la vie.

Les sirènes annoncent la fin du répit, la terre se remet à tourner et tu te tournes vers moi et me dis :

      • que s’est-il passé ?

      • Rien

j’ai déjà peur de ton amnésie, de ta complaisance, des rires que je ne pourrais que partager en mentant, tu sais les rires qu’on simule parce qu’on a peur d’être rejeté, de ne pas en être, que l’idée d’être découvert devient terrifiante. C’est un fossé, un abîme qui restera un non-dit, pour toujours, parce ton visage figé, ton voyage, tu l’as vécu seul, si seul que je ne pourrais te le rappeler, parce que moi-même je n’y comprend rien.

      • alors tant mieux

Tu me dis que tout va bien et je reconnais tes pommettes, ton nez, les fines rides de tes lèvres, ton souffle, tes attitudes mais je n’ai rien pu y faire, la distance, infinie, grandissante, atterrante, et toi, toujours si spatiale.

      • recouche toi

      • il fait trop froid dans le lit, ton corps est froid

      • seulement parce que tu restes loin de moi

      • parce que tu es froid.

Il rejette la tête en arrière et notre conversation, brève, vient de disparaître, parce que je l’ai rêvée, parce qu’il est froid. Ils sont tous froids depuis les coups de feu, depuis ces pétarades ininterrompues, depuis que le temps s’est arrêté, depuis que la violence s’est éparpillée sur ces riches terres d’habitude, depuis longtemps en tout cas protégées et les pas se sont unifiés, ils marchent tous ensemble, d’un compas égal, clac clac clac, j’les entend dire que ça les berce la nuit. C’est l’écho des balles, l’écho des cris, le bruits des bottes.

      • oui oui, je suis d’accord

      • et pourtant tu ne ris plus.

Je dissimule mon trouble, ma distance sise sur un continent océanique, cosmique, rationnel parce emporté par les vagues de son incongruité, l’insolence de mon aliénation, tu ne comprendrais pas ou bien ta tête exploserait comme les poumons du noyé dans un bruit humide qui tonne dans les oreilles, silencieux dans le sel de la mer. Si je te disais que je suis tombé du bateau, dans la nuit la plus froide de l’histoire, perdre de vue la voile nocturne, les voix qui se dissipent, qui disparaissent, qui désorientent, parce qu’on ne me trouvera plus, jamais je ne trouverais le confort dans nos regards, car nous sommes perdus et lorsque je marche dans les rues, des lignes fatidiques poursuivent les irréalités dans lesquelles je me situe, dans lesquelles tu m’as situé, sans le vouloir peut-être mais comment puis-je faire si tu fermes les yeux, si tes yeux ne s’ouvrent plus jamais, les paupières figées, cireuses et capitulantes.

*

La mise en scène de notre amour devient alors l’unique vérité que nous partageons mon chéri. J’invente des phrases sans direction dans l’espérance de se retrouver pertinent, les corps d’avant les coups métalliques, les ricochets et les trous dans le béton. Parce que le bruit n’a fait que s’amplifier, comme des vagues secrètes, incessantes. Dans la rue a suivi la foule, immense, bruyante et silencieuse, apeurée, policée, réunie compacte pour durcir et se protéger des balles et de l’angoisse, ne plus se sentir seul, parce que seul veut alors dire en danger, vulnérable. Tu es parti dehors, sans me prévenir, la porte qui claque et je suis seul, je ne regarde pas ton départ, la rue, la fenêtre et tu te fonds, immédiat, dans le mouvement, dans la république, tu deviens un chose, un objet médiatique, une ligne d’un livre, d’histoire peut-être, car tu désires l’Histoire bien plus que moi, ardemment, que chaque pas devient une lettre, chaque cri, un mot et le mythe d’un sens se fait évidence.

Depuis ma fenêtre vers laquelle je ne tournerai pas la tête, les corps de la rue grandissent, se tordent le cou pour s’immiscer dans mon salon, dans mon espace, suspicieux, les têtes se tournent, me fixent, avant que la foule ne les entraînent plus loin, et sans doute oublient que seul, dans mon salon, je suis aussi la raison de leur présence, celui dont ils diront que je suis un danger, pourquoi isolé, pourquoi sans partage de leur peur, de leur enthousiasme. Mes oreilles déforment leurs chants sans cesse remaniés, télévisés, parce que tout devient processionnel, christique, indispensable à la volonté d’appartenance commune, à la constitution d’une armée, des cerveaux qui se connectent parce que les balles ont filé si près de leurs yeux croches.

*

Tu ouvres la porte, les yeux gonflés, le cœur d’un lion libéré après des années dans une cage étroite, le feu dans ton torse me brûlerait les doigts si j’osais m’approcher un peu plus et tu dis :

          • le vent souffle dans une toute autre direction

J’hésite à entrer en conflit, à te dire que tu es fou, te prendre dans mes bras et de mordre de toute ma force ton cou pale, ta jugulaire folle gonflée, bandante qui revendique ta vérité propagandiste.

          • Il souffle simplement plus fort alors il te pousse, tu le sens mais il vient toujours du froid, il glace et réchauffe tes sens les plus fous.

Tu sors de la pièce parce que je le sais, tu ne m’écouteras plus jamais.

II

j’aurai voulu que tu me suives, que tu m’empêches de sortir, que tu entres dans ma tête, que tu insistes pour comprendre ce que moi, à peine je commençais à percevoir. La rue s’avère un espace rassurant, beaucoup moins terrorisant que l’espace mentale dans lequel je finissais par me projeter. La foule sue la peur, pas celle qui panique, pas celle des yeux qui regardent au sol pour éviter le viseur des snipers, une peur beaucoup plus construite, télévisuelle, capitaliste, une peur dans laquelle on se sent bien, douillette et rassurante. Cette peur à laquelle on m’avait préparé depuis tout petit, le choc des civilisations, le grand remplacement, l’inévitable volonté ou besoin, selon les extrémismes, de vengeance ou de résilience des peuples colonisés, bafoués, racisés et qui, parce qu’elle doit arriver, finit par rendre tous les actes, toutes les pensées violentes et repoussantes nécessaires et justifiées. Ouf ! On n’a pas été des petits blancs racistes obsédés par nos frontières beaucoup trop poreuses, par notre sentiment de supériorité patent à travers les siècles pour rien. Ouf ! Alors à la peur se mêle le souvenir de la résistance, l’odeur du sang et de la guerre, les torses qui se bombent, la fierté nationale. Alors sur les trottoirs de la capitale, ils sont tous ton visage, indifférent à la laideur, partisan des tranchées et des liqueurs, et ma queue se tend quand chaque entrejambe prend la forme de la tienne, absurde image de milliers de bites à la lueur de la tienne, et parfois la solitude fait de drôle de choses à la vision. J’invente des odeurs comme tienne et tu es métro, lampadaire, recoin, pissotière. C’est drôle ces moments où tu te dis que le monde bascule, où le magma de la culture explose d’une large cloque, accouche d’une nouvelle ligne grasse que tu t’amuseras à décortiquer dans quelques années après l’avoir compris comme une réalité effarante de la vérité. Je voulais te dire qu’il n’y a rien eu de vrai dans nos regards contemporains, constitués sans cesse par des forces qui nous dépassent.

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