12.29.2019
Toto ou Tata – sur Entre les deux il n’y a rien de Mathieu Riboulet
Indication :
J’ai lu le roman de Mathieu Riboulet Entre les deux il n’y a rien. Je ne sais pas ce que j’en ai compris mais je l’ai ressenti. Parce qu’il raconte les années de plomb, la guerre depuis l’intérieur de l’Europe en paix menée par des groupes révolutionnaires, notamment en Italie et en Allemagne. En dehors de son engagement et d’en être le témoin, il découvre son homosexualité qu’il politise au milieu de toute cette agitation.
Il est mort au mois de février 2018 et c’est à ce moment-là que j’ai découvert son livre paru en 2015.
Toto ou tata ?
– Et une vitrine explose et on court, on court, la violence d’État après nous, elle se rapproche, pourtant on court toujours. Un moment donné, il ne faut plus se retourner. –
Mathieu,
Tu es mort. Tu es mort et j’ai lu ton livre, volé sur internet, Entre les deux il n’y a rien. Tu es mort, et on se demande comme un chien ? On a fait quelque chose qu’il ne faut peut-être pas faire mais on a cru qu’on était toi. Ou on a cru que ta vie était une de nos vies. Sans être antérieure, ta vie. On s’est demandé si on était parti en Pologne, on s’est demandé si on n’avait pas croisé Massimo dans des latrines romaines.
Si on devait parler de ton livre, de ses qualités littéraires, de son intérêt historique ou social, on ne saurait rien en dire parce que quarante ans séparent ton « je » de notre « nous » et c’est bien cela qui nous a percuté. Sacrée répétition du possible ou bien illusion de vouloir vivre des choses nécessaires d’être vécues en dehors de toute réalité.
Et pourtant.
Ces années 70, on les a souvent pensées, souvent rêvées, évidemment fantasmées quand nous aussi, comme toi, on s’est retrouvé dans ce chaudron, cette vague, l’autonomie, l’anarchie, ces mouvements qui imperceptiblement, mais aussi sûrement, nous ont fait penser qu’il se passait quelque chose. Il se passait quelque chose. Alors si ton récit s’était arrêté sur l’impression floue de la fin d’une révolution, on aurait pas forcément pensé que nous en étions…mais tu es pédé. Tu le répètes, « je suis pédé ». Nous aussi on est pédé. Et nous aussi, c’est devenus pédés que tout a commencé.
Aujourd’hui, 2018, que reste-t-il ?
Lorsque tu dis, Mathieu : Nos aînés du Fhar n’y étaient pas allés avec le dos de la cuiller avec leur pétition parue en 1971 dans Tout ! qui n’avait, en 1977, rien perdu de son insolence, de sa force dévastatrice. Je suis né de ça, ce qui s’est joué le jour où je suis devenu moi sur le pont de Billancourt en 1974 : l’incarnation d’une idée révolutionnante dans un double corps, non pas celui du roi mais celui du manant, le manant travailleur et le manant pédé (…) C’est ça l’Europe : nous héritons des infamies du siècle, eux nous permettent d’y vivre dans la paix et la prospérité. Ce n’est pas leur donner nos culs ou les sucer qui est obscène, c’est de les avoir fait venir pour les traiter comme des chiens. Ce ne sont ni les putes, ni les pédés, ni les casseurs qui agissent contre la morale, ce sont les bâtisseurs de la Sonacotra, les régisseurs de bidonvilles, la justice qui tricote à l’ombre des assemblées, les assemblées qui tricotent à l’ombre des électeurs.
Que reste-t-il ?
Chaque fois que l’État reste debout, on se dit qu’on a perdu, on se dit qu’il est trop fort, on se dit qu’on a pas la bonne méthode. Pourtant, on reste des pédés et on voudrait continuer à se battre, à le faire vaciller, à lancer des pavés, à être des milliers. L’État, la société, libérale et tout ça, nous on pense pas qu’elle fait du bien, que c’est le bon chemin. De moins en moins, on s’éloigne du sentiment d’être sauvé, de plus en plus, on pense à la catastrophe.
Et si tout est plié, est-ce qu’on a le droit d’espérer à une nouvelle vague, une nouvelle activité, encore une tentative ?
On fait quoi maintenant, Mathieu, de notre colère, de la rage et de l’injustice ? Parce que pédé ça veut toujours dire énervé, émeutier, solidaire contre un système qui opprime les unes après les autres jusqu’à les soumettre, quand les bouches se ferment, gavées d’images et de nourritures du vide.
Parce que pédé, ça veut aussi dire minorité, inféodé et soumis à la loi du dominant (la loi d’être dominé). Soumis à la loi du marché. Le système, on semble l’avoir tous acceptée parce le sexe est plus trop réprimé. Le sexe est normalisé alors il ne serait plus révolutionnaire. Notre sexe ne serait plus moralisé et on en peut plus de remercier la nation qui nous a sauvés de notre cancer, effroyable, sans fin. Et pourtant, en un instant, un changement d’humeur, un retour protofasciste et à mort la pédale. La vérité : l’État continue à les maltraiter par milliers, les minorités, les pauvres et les immigrés, comme nous avant, mais plus vraiment maintenant.
La propagande a bien fait son travail, balançant sans subtilité à nous les homos le rêve consommatoire, les muscles à pas cher, les érections sans fin. À bas les tasses, vives la surconsommation des culs mais en privé s’il vous plaît. Aujourd’hui, à l’heure post-sida en occident, les trithérapies nous rendent indétectables, le Truvada et le TPE calment la peur, et puis le mariage, cerise sur le gâteau d’une assimilation qu’on pourrait dire parfaitement huilée, finit de nous emprisonner dans l’idée que tout est plié.
Alors on nous dira qu’on est parano, que oui, tous les gays peuvent pas s’habiller au BHV mais quand même on est mieux qu’avant. Nous répondrons, oui nous sommes paranos parce nous nous voulons révolutionnaires.
Mathieu, dans ton texte, on te voit participer à l’émeute et on court derrière toi. Quand tu veux donner ton cul à tous ceux à qui on l’interdit, nous aussi, on veut le donner avec toi.
Mathieu, tu répètes « tout est plié ». Tu sais quand tu la vis, la guerre intérieure contre une Europe en paix, que cela n’ira pas plus loin. L’enlèvement de Schleyer et celui de Moro, l’épitaphe aux soulèvements en RFA et en Italie, l’épitaphe de ces dix années de lutte sanglante.
Et si tout est plié, est-ce qu’on a le droit d’espérer une nouvelle vague, une nouvelle activité, encore une tentative ?
On fait quoi maintenant, Mathieu, de notre colère, de la rage et de l’injustice ? Parce que pédé ça veut toujours dire énervé, émeutier, solidaire contre un système qui opprime les unes après les autres jusqu’à les soumettre, quand les bouches se ferment, gavées d’images et de nourritures du vide.
Non !
Alors on se souvient.
Il y a eu ce télescopage, entre le flux de la rage, de la lutte armée et le désir du vide à combler, de notre bite et de notre cul aussi. On a cru que tout allait trouver sa solution. Chacun son époque mais nous c’est en 99 et les années qui suivront ; lorsque on est réellement entre les deux, il n’y avait pas rien, il y avait notre histoire qui se déroulait sous nos yeux, les poings levés.
On a traîné dans les couloirs en désordre et tagués de l’école des Hautes études. Ça circule un peu moins que pendant l’après-midi quand on a décidé de rester, de barricader, de s’organiser. Ceux et celles pas d’accord sont parties. Alors des assemblées ont suivies des assemblées. Ça hurlait pas mal, des raisons différentes de hurler. Le temps de notre mémoire est capricieux. On ne se souvient presque que de ces couloirs réappropriés, repeints avec les mots qui devaient être dits. Tout nous paraissait normal. Rien ne nous semblait anormal. Il faudrait pouvoir explorer les images qui restent et zoomer dedans. On a eu envie de baise dans ces couloirs vides, chargés encore un peu d’adrénaline, on voulait une rencontre stupide, légère, des bras et des couilles qui rappellent où on va.
On se souvient aussi des assauts répétés contre le mur métallique qui nous empêchait d’entrer dans la Sorbonne. Chaque soir, on était des milliers à vouloir le faire tomber et pas seulement pour le symbole. Nous voulions exercer la musculature collective, tirer ensemble sur une corde. Et le mur est tombé, un immeuble a pris feu, le bordel était total, on criait, on criait tous et toutes.
On se souvient des manifs, de la lacrimo et des abribus qui éclatent.
On était plus tout seul dans la masse humaine simulée en marée, avant arrière et on cherchait sans cesse celui qui nous avait ouvert ses bras la première nuit, nous qui avions pris cela pour de l’amour pour toujours, nous qui avions cru que cela irait quelque part. Il n’a jamais voulu embrasser à nouveau, il n’a jamais ouvert ses bras à nouveau et le mouvement s’est terminé dans des salles d’audience de tribunal de Paris.
Que reste-t-il, 2018 ?
Mathieu, tu cites dans ton livre tous les assassinés, comment l’État les a abattus comme des chiens.
On pourrait actualiser très, très partiellement Carlo Guiliani, Alexis Grigoropoulos, Rémi Fraysse, Mareille Franco, Mickael Brown, Trayvon Martin mort-e-s assassiné-e-s comme des chiens.
Tout n’est pas plié simplement parce qu’innombrables ils continuent à mourir comme des chiens et que les noms, c’est devenu impossible de les donner.
Mais nous on pense que c’est pas plié, que nous, les pédés, on peut participer au temps à venir, au temps de la guerre légitime. Nous pourrons aussi être ces corps souples, toniques, réactifs, ces corps qui brisent et qui cassent, ces corps, si parfois sifflés, seront ovationnés.
Tout n’est pas plié simplement parce qu’innombrables ils continuent à mourir comme des chiens et que les noms, c’est devenu impossible de les donner.
Et si ça a raté il y a des années, et si les homos, beaucoup pensent à collaborer, on peut commencer à une poignée.
Mathieu, tu ajoutes « nous ne vous laisserons pas un instant de paix tant que vous vacillerez. Ça a duré dix ans, ça vous a transformé, vous êtes plus retors encore aujourd’hui que vous étiez hargneux hier, et nous sommes vaincus, et nous avons plié, et nous ne cessons pas de chercher dans nos cœurs, le pli de nos cerveaux, les méandres de nos émotions, ce qui a fait l’échec, la part que nous y avons eue, nous sommes de -pédés- des hommes qui prennent leurs responsabilités morales »
Alors nous voulons suivre la voix, chercher pourquoi ça s’est terminé et pourquoi on en est là ?
Toto ou tata ?
Non !
Tata et toto.
Entre les deux il n’y a rien : pas de demi-mesure, entre le fascisme individualisme – libéral – capitaliste, et l’anarchie, l’émancipation, la lutte, il n’y a rien.
*
Texte, deuxième partie
Ce texte aurait se dû se terminer comme ça. Sur cette touche émeutière, de violence romantique, mais elle ne suffit pas, cette touche. Elle est donc insuffisante pour nous, pédés, parce qu’il manque notre touche. Et quelle est-elle ?
Être émeutier et pédé serait une solution à un maux, à un immobilisme, une ignorance à savoir quoi faire face à eux, face aux pouvoirs et à ses chiens, à la répression qui fait peur.
Alors on se dit qu’il reste la violence contre la violence. Que peut-on y gagner ou peut-on la gagner ? Quoi « la » ? La guerre si alors on pense qu’on est en guerre.
Et comment être pédé là-dedans ? Pédé élevé dans la peur des autres garçons, les normaux, les hétéros, ceux qui nous maltraitent et ceux qui nous crachent dessus. On a pris, beaucoup d’entre nous, le pli de la soumission, d’apprendre à ne jamais répondre, courber l’échine et pourtant nous sommes là, vivant, fiers parfois et aussi prêts à vouloir se faire entendre.
Alors quelles ont été nos stratégies pour résister et être encore debout ?
Ma stratégie n’était pas compliquée : pas fille de l’art de la guerre, ça a été plutôt simple, grossir mes rangs.