L. Bigòrra —————————————- Totot El Toto —————– Écriture et Traitrise
Les Podcasts confinés – lecture en musique du chapitre 23 de 28 jours de L. Bigòrra
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Jour 23

Les rues sont pleines. Ambiance électrique, je marche. J’hésite à rejoindre des autres. J’hésite à ne pas vouloir être seul. J’ai pris ma pilule avant de sortir, soulagé de quitter naphtaline les pièces étroites et sombres de cet appartement-détention.

Les noms de stations défilent. Je ne sais pas m’arrêter. Je change à Strasbourg-St-Denis. Je prends la ligne 8, la ligne violette dont les extrémités sont des inconnues. J’avance vers le sud. Sud Est Sud Ouest, je ne reconnais plus. Les gens groupés entrent sans retenue, des bouteilles à la main. Droit de parler fort, ils se sentent excentriques. Les habits célèbrent la fin de l’année. Derniers jours, le terme du calvaire, une promesse de meilleur. On vit pas les mêmes fins d’époques.

Aventurier, je supprime Grindr. Je supprime Scruff et les autres applications. Je suis l’homme seul, la personne seule. Je dépasse l’enceinte. Le barrage. Le train file c’est la nuit. Il secoue. Far south. Il s’éjecte dans la plaine, des lumières éparses, perte de densité. Passer les douves. Dégagé de la centralité. Périphérie glaciale, on replonge dans le sous-sol. Exocet mécanique, dans la nuit matérielle encore, le poisson longe l’autoroute. Les tours regardent les quelques voitures.

Créteil, je sors du métro. Il fait nuit. Tout est calme, la vie s’anime loin. J’entends encore le bruit mécanique des portes qui s’ouvrent, qui se ferment. J’éteins mon téléphone, me coupe du monde là-bas. J’ai quitté Paris. Je traverse le pont. Je parle fort. LALA, je souffle. Entendre que je ne suis pas sourd pour marcher à l’aveugle. Les immeubles ne sont pas plus si haut, le ciel est mis en valeur. Je longe des rues insipides. Je discerne le son de l’eau qui coule, je cherche une cascade, je cherche une forêt. Simplement un canal. L’eau sort en bouillon, elle se dirige éduquée. Lisse, je l’accompagne vers ses cieux, son repos. Une immensité sombre. Son paradis.

Un garçon est là, assis sur des marches. Seul témoin de l’ascension, je me détourne. Je varie mon destin. Je passe devant lui. Je cherche ses yeux, ils me trouvent. Continue ton chemin mais retourne-toi, je m’ordonne. Quatre pas il me regarde. Sept pas je le regarde. Onze pas il s’axe. Quinze pas je ne bouge plus. Il crie si tu vas plus loin on pourra pas s’entendre.

Le dehors, devenu mon royaume, s’est transformé en territoire de la quête. J’arpente ses allées imaginaires. Toute scène devient mémoire et chaque acte, un apprentissage. Un carrefour et puis à droite ou à gauche pour se perdre et survivre le labyrinthe. Lui, un nouveau il, me regarde droit dans la face et je me tiens sur mes gardes. Il se décale pour me trouver une place. Les marches sont vides. Nous regardons la mer.

  • Tu es triste et tu es mauvais à le dissimuler…

  • heu… oui… peut-être… comment tu t’appelles ?

  • Je m’en fous des noms. À part à oublier c’est inutile. Je m’appelle Leyvan.

Je ris. Et la fête, il me demande.

  • Je veux pas de fête. La fête c’est tout le temps ou rien.

  • Tu es capricieux. Les gens capricieux sont vides. Ils veulent toujours quelque chose parce qu’ils sont pleins du mauvais vide. Tu es vide toi aussi?

Je le toise un peu trop. Il le voit, il rigole, il décroise ses jambes. Il se prépare au combat j’imagine.

  • Et toi, Leyvan, seul dans cette banlieue merdique tu donnes des conseils ? Tu fais le gourou ?

Il se lève, il part. Je veux m’excuser, je veux qu’il reste avec moi. Il s’éloigne du lac. Je le suis. Je suis idiot, immature. Il se retourne parfois. Je comprends ça comme un invitation. Sa veste est large, ses chaussures pointues. Il m’emmène au milieu des tours, petits chemins banlieusards. La source est tarie. Le silence est compagnon sinon un pétard, une explosion, des rires. Des oiseaux perchés, Créteil Amazone. Toundra Val de Marne.

Cette rencontre est curieuse comme une histoire pas digérée qui dépasse jamais l’étape-estomac. Erdjan m’avait guidé un peu comme ça, perdu mais tellement décidé. Erdjan rode dans mes pensées, lui et son coin de rue.

Leyvan est entré dans un immeuble. La porte est cassée, j’entre, de la musique vient du sous-sol. Je descends les marches. La moiteur s’exhibe sur les murs en crépi. Des marches en béton et ça se bouscule à l’arrivée. Je distingue mal qui est là. C’est compact. On me dit bonjour, on danse devant moi. Je suis maladroit, je le cherche et ça se voit. Je prends une bière, je la bois. J’erre parmi les gens, je parle à cette fille. Elle se recoiffe sans me quitter des yeux. C’est fou de pas être mort cette année, elle rigole. Je ne réponds rien, je veux trouver Leyvan, je me lève. Je m’enfonce dans un sous-sol spacieux.

De cavité en cavité, une porte s’ouvre. Leyvan est là, m’attrape par la veste, il ferme à clef la porte. Lui, moi, des chiottes. Il ne dit rien. Je transpire enfin, mon col se mouille. Il jette de la coke sur la lunette noire. Il trace deux lignes épaisses et sort d’un porte-feuille en cuir un billet déchiré. Il le montre fier, ça vient de Cuba, ça vient de Castro. il s’agenouille et sniffe. Il me tend le demi-billet, je le roule en une paille plus fine. Je m’accroupis, un peu dans chaque narine, je regarde le bout pointu de ses chaussures. Je reviens à sa hauteur, ses yeux m’attendent.

  • Tu es beau t’sais.

Sa main gauche glisse sous ma nuque. Sa force approche ma bouche de sa tête. Il m’embrasse.

Il fait chaud. J’ai perdu ma veste. Je bois du Jack Daniel avec du coca. Les gens parlent beaucoup. Je leur parle beaucoup. OVNI, j’ai perdu mon hôte. Depuis le billet cubain, plus rien. Je sens la bière. Je sens le vin. Don d’ecstasy, ami d’ami d’ami d’ami de Leyvan, je me dis. Cette moitié-, je la laisse une seconde fondre sur ma langue, mon abdomen se contracte. Son amertume me convulse un peu. Fond de vin blanc tiède, je l’avale.

Fête anonyme, pas d’embrassades. Pas de vœux. Décollage. Rigole en boucle. Je deviens une masse amicale, messe radicale. Musique trop forte, marche par marche, lentement, dehors. Y’a que le dehors qui me comprend.

Je tangue, autour de moi Cuba, autour de moi la joie, autour de moi son visage qui flotte. On se ressemble comme une appartenance. Sa voix me soulage, ses mots me localisent. On danse, on effectue des mouvements, je les reconnais. Je ne sais pas d’où ils viennent, alors on rit. On rit comme on tourne. Je vois Paname au loin, toit-terrasse. Le soleil est loin, on transporte les chaises. Pas possible de s’asseoir. Le froid le chaud, coude à coude, face au vent, je demande à Leyvan :

– Comment on fait pour s’aimer alors ? Moi j’me dis que je suis toujours rattrapé par tout ça. Y’a des chaînes qui arrivent de partout et je passe mon temps à chercher des clefs. On baise dans tous les sens et puis on trouve celui qui ressemble le plus à celui qu’on imagine. Et puis ça marche. Et puis ça merde. Alors on se sent vide, encore plus vide que quand on était seul. On imagine des histoires. On veut faire comme la masse, se marier, enfanter, accumuler. Surtout pas se sentir seul, mourir seul…

– Pourquoi tu penses à ça ? Tu penses à ça pour t’occuper. Ça t’effraie d’avoir tout ce temps à pas avoir peur, à pas t’intéresser à l’organisation de la vie. Tu devrais passer ton temps à vivre, à te battre et à mourir.

– J’ai peur d’être hétéro

– tu as envie d’aller avec les filles ?

– Non mais de vivre comme eux. Par acceptation, par facilité, par lâcheté, par obligation, pour le sexe, pour la frime. Pour la reconnaissance…

– Tu sais tu n’es pas un homme. Quand t’es pédé t’es pas un homme.

Je ne dis rien. Les phrases me percutent, elles m’assomment. Leyvan déroule.

– Quand tu veux pas mesurer ta puissance aux autres hommes tu n’es pas un homme. Quand tu veux baiser les hommes, la guerre c’est pas intéressant. Quand la femme est une camarade tu n’es pas un homme. Le monde pédé ce n’est pas un monde d’hommes.

Je ne me sens plus seul, je lui dis. Le sud n’est plus si loin, il dit en pointant l’horizon.

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