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Évaluation marxiste du master créa litt de P8
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Évaluation (marxiste) d’un projet de création dans le cadre du master de création littéraire de l’Université P8

par Toto et Nicolas

Les modalités d’évaluation d’un master de création, qu’il soit littéraire ou artistique en général, posent problèmes par essence. Une pratique de création existe en tant que reconnue par les élites du milieux qui la composent au même titre que l’Art survie par sa contestation de sa propre évaluation. Ainsi, une sélection à l’entrée comme des évaluations perpétrées par ceucelles qui savent (la grandes majorité des enseignant.e.s sont diplomées de grandes écoles type ENS et pour la plupart des écrivain.e.s publiées et / reconnus avec obtention de prix littéraires). Les critères de sélection et donc d’évaluation sont produits et appliquées par des individu.e.s reconnu.e.s dans leurs domaines et c’est bien évidemment ce qui est « vendu » par la formation, LA RECONNAISSANCE et LA VALIDATION.

Le master de création littéraire n’échappe pas à cette règle passablement paradoxale, celle d’autant vouloir produire des marginau.les sublimes (dont on se souviendrait) et asseoir sa propre légitimité en assurant la continuité du pouvoir en place au sein de l’institution -de l’édition et universitaire.

La valeur du travail d’écriture produit peut-elle faire l’économie d’être perçue en dehors de sa valeur sur le marché du livre ? Les évaluateur.rices sont-elles enclin à œuvrer pour une émancipation anticapitaliste du travail de l’écrivain.e et de l’éditeurice ?

Tout porte à croire que malgré les bonnes intentions du master, le statu quo demeure la posture permettant la survivance d’une telle formation…

Première phase : admission

  1. Du côté du candidat : choix de l’écriture comme activité prioritaire.

  2. Du côté du jury d’admission, il s’agit de déterminer la qualité du projet d’écriture.

La première phase d’évaluation se fait sur le seuil du master, au moment de l’évaluation du dossier de candidature. Celui-ci contient a) un exposé du projet d’écriture et b) un échantillon de dix pages. Ces deux documents sont censés exposer les critères mis en œuvre par l’auteur autant sur le plan théorique (a) que pratique (b). Le critère principal, qui se manifeste par le simple fait de soumettre un tel dossier, est le choix de l’écriture comme activité prioritaire. Cette activité est à son tour parcourue par un ensemble hétéroclite de critères d’ordre esthétique, politique, éthique et économique propres à l’auteur. Or, l’évaluation du dossier correspond à une opposition active de cet ensemble de critères, leur exposition théorique (a) et leur mise en pratique (b) :

Afin d’être admis dans le Master, le jury, composé d’enseignants-écrivains, doit trouver une certaine correspondance entre le projet ainsi présenté et ses propres critères qui portent sur les mêmes sphères (esthétique, éthique, politique, économique). Lerapport du jury à ces sphères diffère nécessairement de celui du candidat, de par leur position dans l’économie littéraire. Il faut nommer explicitement le critère de “publiabilité”, déterminé par des modes, des effets de domination sociale (pas nécessairement – consciemment – incarnés par le jury) qui influencent à son tour le jury plus ou moins de l’extérieur. Pour le candidat, on peut supposer que ce critère se range plutôt du côté du désir de publier.

L’admission se fait s’il y a un équilibre entre les deux pôles ainsi opposés. On peut ici avancer le critère d’utilité. Le jury estime que donner un cadre à la réalisation du projet est utile, puisqu’il a été déterminé positivement autant sur le plan intrinsèque (activité prioritaire du candidat en harmonie avec les critères évalués par le candidat) qu’extrinsèque (correspondant à ce qu’attend le jury d’un “bon projet”).

Il semblerait que l’évaluation de la valeur du candidat se fasse clairement au coup de cœur ou à l’instinct, l’ensemble des professeurs ne rencontrant pas toustes les candidat.e.s. Finalement, les critères de la bonne histoire à raconter (dans l’air du temps) ainsi que la potentielle fabrication d’une figure publique vendable (atout physique, personnalité hors du commun, facilité d’expression à l’oral..) paraissent prévaloir. Il n’existe aucun retour sur les sélections, sinon le pourcentage, environ 10 pour cent des candidat.e.s sont retenues, qui est annoncée en début de formation et les petites phrases tout au long de la formation, «  si tu es là, c’est parce que tu le vaux bien ! ».

Deuxième phase : suivi de projet

  1. du côté de l’étudiant : l’écriture comme activité individuelle persiste en s’inscrivant dans le cadre d’un programme d’études : obligation de six participations au suivi de projet (trois fois en tant qu’auteur, trois fois en tant que lecteur du projet d’un pair ( ?)).

  2. l’évaluation par un enseignant encadrant (critères “esthétiques”, vision d’un ensemble “cohérent” selon une conception de la littérature nécessairement idiosyncrasique, rôle de “guide”m,Mais aussi informée par une certaine éducation/culture littéraire commune propre à un certain « milieu » littéraire.)

  1. l’évaluation par des pairs inscrivant leur propre activité d’écriture dans le même cadre.

La deuxième phase représente une mutation qualitative de l’activité d’écriture. On passe d’une situation de confrontation entre un travail “accompli” de façon autonome et des critères extérieurs, à une dynamique de triple bind. Ce triple bind correspond aux pôles suivants : l’activité individuelle de l’auteur admis en Master, l’enseignant assurant l’encadrement pédagogique, et les pairs de l’auteur. Est ainsi créé un feedback loop permanent, sans que l’un des trois pôles ne soit résorbé dans l’activité. La position de l’auteur devient nécessairement paradoxale : son activité autonome se produit dans un cadre qui lui impose deux instances hétéronomes. Concrètement, ignorer les retours faits lors d’une séance du suivi revient à un échec face à ce cadre. Il est donc clair que l’activité ne peut se faire que sous tension. De fait, le triple bind établit un champ conflictuel permanent qui exige de l’auteur de se positionner à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de son projet – Nous pouvons alors nous demander si ce schéma ne reproduit pas de façon artificielle, dans le cadre de la formation, celui d’un auteur qui soumet son manuscrit à ses amis-écrivains-publiant/pairs-dans-le-master et à son éditeur/enseignant-dans-le-master ?- Idéalement, cette dynamique donne lieu à un re-entry (Luhmann)2 constant de la part de l’auteur : il se montre en mesure de recevoir les retours des autres, de les comprendre en prenant une posture pseudo-extérieure, et de les intégrer (ou non) à ses propres critères. Il existe le risque de la disparition du champ conflictuel selon deux scénarios possibles : a) l’auteur se montre incapable de reconnaître les deux pôles extérieures, ou b) son activité autonome se trouve écrasée par ceux-là.

Il est important de souligner que le cadre ne peut pas fonctionner autrement. Même si le projet concret, tel qu’il existe dans la réalité, change de qualité, e jeu de langage qu’est le suivi de projet n’a, en soi, pas de fin autre que sa performance. Contrairement au seuil entre la première et la deuxième phase, le passage entre la deuxième et la troisième phase se fait par conséquent en fonction de critères qui ne sont pas qualitativement liés à l’activité de l’écriture dans le cadre du suivi. C’est l’année scolaire qui détermine la date de la soutenance. (D’où aussi la possibilité d’un redoublement, si jamais l’étudiant – ou l’équipe pédagogique – estime que la dynamique du suivi n’a pas – encore – permis d’arriver à un stade de développement satisfaisant du projet). Il y a néanmoins également la possibilité d’une sortie actée de la part de l’auteur, sans qu’il ne renonce pour autant au cadre institutionnel. Ultimement, c’est lui qui décide quand son texte est terminé et si les retours extérieurs lui sont encore utiles.

NB : à cette dynamique de base s’ajoute une boucle parallèle, à savoir le travail de chaque auteur avec son tuteur, idéalement choisi par ses soins parmi les membres de l’équipe pédagogique. On peut ainsi espérer une plus grande convergence entre leurs critères esthétiques et politiques respectifs, mais en fin de compte cette boucle s’ajoute à la dynamique du triple bind décrit plus haut. La logique de re-entry, bien qu’idéalement avec un contraste moins fort, s’applique de la même façon.

Troisième phase : soutenance

  1. Évaluation du degré d’accomplissement du projet à l’aune de l’ensemble des critères avancés lors des deux premières phases.

  2. Évaluation de la compatibilité du projet avec le champ littéraire en-dehors du master (les maisons d’éditions, et, dans un second temps, le public ; la critique littéraire)

Cette troisième et ultime phase d’évaluation de l’activité de création littéraire consiste en l’adéquation entre le déroulement de celle-ci au sein du master et son extérieur. Ainsi, elle représente le retour à une forme d’opposition comme celle propre à la première phase. Cette fois-ci, les critères (esthétiques, politiques, etc.) de l’auteur, “raffinés” ou bien “enrichis” grâce au triple bind du suivi de projet et la boucle tutorielle se trouvent opposés à nouveau aux attentes d’une partie de l’équipe pédagogique, mais aussi au champ littéraire et ses institutions.

Comme dit plus haut, le passage de la deuxième à la troisième phase est induit par le calendrier universitaire. L’accomplissement du texte, selon des critères formels élaborés et mis en œuvre lors deux étapes précédentes, n’est donc pas un critère rédhibitoire. Néanmoins, un net avancement dans la réalisation des critères doit être perceptible pour que le texte puisse être considéré comme “réussi”. Le critère principale de cette « réussite » finalement est celui d’avoir un texte achevé et ainsi présentable à des maisons d’éditions.

Pour le dire autrement, l’état du texte au moment de la soutenance doit permettre de l’évaluer selon un ensemble de critères cohérents en adéquation suffisante avec ceux du jury, même si ces critères-là ne sont pas encore tous remplis.

Le jury de soutenance se constitue autrement que le jury d’admission qui consistait exclusivement en membres de l’équipe pédagogique du master. Des membres du jury de soutenance viennent de différents secteurs du champ littéraire (critique, édition etc.) On peut supposer que leur choix par les membres de l’équipe pédagogique induit un rapport co-dépendant quant à leurs critères d’évaluation (un grand nombre des enseignants sont eux-mêmes auteurs ou éditeurs). Celui-ci garantit une stabilité suffisante de critères (esthétiques, politiques, économiques etc.).

On peut donc partir du principe d’une forme de boucle évaluative qui comprendrait le master comme tout, de l’admission à la soutenance, en passant la performance constante du suivi de projet. En raison de notre volonté de participation au programme ainsi que l’acceptation tacite des règles universitaires ( évaluation – performance – compétition – dissimulation), il est difficile de noter l’évaluation d’une telle formation. En effet, comment évaluer l’impact sur notre travail (effet sur l’inspiration, la motivation, l’impact sur ce que cela produira dans l’avenir) et sur nous en tant que personne prenant la direction de se définir comme une personne créative ? Nul doute que la confrontation à une peuple de sachant et de notant pousse à embrasser le désir d’être le maitre de sa propre évaluation. Nous finirons par cette citation qui nous semble très à propos :

« La poésie est de plus en plus nettement, en tant que place vide, l’anti-matière de la société de consommation, parce qu’elle n’est pas une matière consommable (selon les critères modernes de l’objet consommable : équivalent pour une masse passive de consommateurs isolés). La poésie n’est rien quand elle est citée, elle ne peut être que détournée, remise en jeu. La connaissance de la poésie ancienne n’est autrement qu’exercice universitaire, relevant des fonctions d’ensemble de la pensée universitaire. L’histoire de la poésie n’est alors qu’une fuite devant la poésie de l’histoire, si nous entendons par ce terme non l’histoire spectaculaire des dirigeants, mais bien celle de la vie quotidienne, de son élargissement possible ; l’histoire de chaque vie individuelle, de sa réalisation. »

1 tableau confectionné dans le cadre du séminaire “Evaluation générale” pendant l’année universitaire 2019/20 à l’Université Paris 8.

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